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Dieu est-il féminin en lamé ?


Par Mountchi Gilbert ⃰

Avertissement : cet article n’a pas intention de discréditer une religion quelconque. Il s’inscrit au contraire dans le champ des réflexions scientifiques et est basé sur des faits réels tirés de la langue et de la culture lamé. Il vise à s’enquêter sur le sentiment religieux et la conception du divin par ce peuple afin d’éviter toute manipulation. Aux fanatiques religieux de s’abstenir de toute interprétaiton erronée du travail


Le moins que l’on puisse dire, jamais, un sujet n'a autant suscité de controverse entre les filles et fils lamé comme la question du genre de Dieu. À la question de savoir, « selon vous, de quel genre est Dieu en lamé ? » Les réponses se divergent les uns des autres. D’aucuns pensent que Dieu est du genre masculin. D’autres soutiennent mordicus qu'il est du genre féminin. Et d'autres encore estiment qu'il est du genre neutre. En se basant essentiellement sur le mémoire de fin d’étude de Master de Mountchi Gilbert et sur l’article de Rodney Venberg, nous allons analyser de fond en comble la question.

Un Dieu féminin dans la langue et la culture lamé

D'emblée, les Lamé sont des adeptes d’une religion à caractère monothéiste. Ils croient en Ifray, dérivé des mots lamé « I » (celle) et « fray » (ciel, en haut), signifiant « celle qui est aux cieux », « celle qui est en haut », ou encore « la mère du ciel », ou bien plus « la déesse ». 

 


Déesse suprême, maitre du ciel et de la terre, après avoir créé le monde s’y est éloignée à cause de la méchanceté des Hommes et de la violation des interdictions. Elle fait rarement l’objet de culte et d’adoration, car il n’y a même pas un lieu de culte ou un prêtre particulièrement chargé de son culte. Toutefois des sacrifices hebdomadaires, mensuels, annuels ou saisonniers lui sont offerts. Le culte est individuel et chaque chef de famille est prêtre dans sa famille bien qu’il existe des prêtres et prêtresses pour certaines grandes cérémonies comme lors des grandes fêtes tels que le Fragwa, le Gura etc.

Dans le mythe de la création de l’homme chez les Lamé, « à l’origine fut une déesse (Ifray). Celle-ci enfanta un fils et une fille. Ces derniers seront les ancêtres de toutes les tribus de la terre ». 

Un Dieu masculin dans la Bible en lamé

L’histoire de la traduction biblique en lamé remonte en 1967 avec l’arrivée du pasteur Rodney Venberg, missionnaire de la Church of Lutheran Brethen (Eglise fraternelle luthérienne) à Bissi-Keuda, une localité de la sous-préfecture de Lamé au Tchad. Rodney raconte dans son important article de deux pages, « The Problem of a Female Deity in Translation » (Le problème de la divinité femelle en traduction), publié en 1971, que lui et son équipe de traduction, lors de la traduction de la Bible en lamé avaient été confrontés à un véritable problème de traduction du genre de Dieu. Car ils faisaient face à un Dieu masculin en français et par ricochet dans la culture judéo-chrétienne et un Dieu féminin dans la langue et dans la culture lamé. Pour résoudre ce problème, il déclare avoir proposé à l’équipe de traduction de changer le nom de Dieu « Ifray » (celle qui est aux cieux) » en « Bafray » (celui qui est aux cieux) pour se conformer au cadre patriarcat prévalant dans le christianisme. Ce qui a connu un refus catégorique des autres membres de l’équipe qui étaient constitués que des locuteurs natifs lamé. Au final, ils ont opté pour le maintien du nom de Dieu (Ifray) et au changement du genre de Dieu du féminin en masculin au niveau des attributs de Dieu, des pronoms et des adjectifs.

La traduction biblique, l’origine du problème ?

Au vu de l’analyse précédente, l’on peut affirmer que la traduction biblique en lamé est à l’origine de la divergence de conception du genre de Dieu. En changeant le genre de Dieu, les traducteurs ont également changé la grammaire du lamé. Car de manière logique, peut-on prétendre que « celle qui est aux cieux » est un père, un roi, un créateur comme tel est dit dans cette version de la Bible ? Le dire c’est méprisé l’intelligence et la sagesse de l’homme Lamé car cela est irrationnel, irréaliste et illogique et relèverait au final de la pure manipulation.

Les problèmes de traduction du genre de Dieu dans la Bible en lamé

Lors de la traduction de la Bible en lamé, les traducteurs ont rencontré trois problèmes de traduction :

1. Les problèmes de traduction liés aux attributs de Dieu

Dans la Bible, de nombreux attributs ont été donnés à Dieu. Ces derniers sont ce que la Bible dit de Dieu. Ce sont en effet, les caractères et les aspects de sa personnalité. Dans la Bible, ces attributs de Dieu véhiculent une image humaine. 

Ainsi, à la lecture de ce livre, l’on constate que Dieu est un père, il est un créateur, un seigneur, un éternel et que sais-je encore ? Paradoxalement, tous ces attributs de Dieu ont été masculinisés dans la version lamé de la Bible alors que nous sommes en présence d’un Dieu féminin, Ifray. 

A cet effet, voici une illustration :

Français

Voici donc comment vous devez prier : Notre Père qui es aux cieux ! Que ton nom soit sanctifié ; (Mathieu 6 :9)

Lamé

« I in dan kǝ Ifray kǝ vari mǝni ni na: Ba mba mǝ wafray, namba wǝ wa’ sôwâ daŋ’ mbra’ semɗe ru. (Matiye 6 :9)

Dans cet exemple, nous remarquons que, l’image d’un père a été prêtée à Dieu. Ainsi, les traducteurs lamé ont par mimétisme rendu littéralement la prière du seigneur « Notre Père qui es aux cieux ! » en « Ba mba mǝ wafray ». Ce qui s’avère inopportun dans ce contexte car comme l’avons-nous dit ci-haut, Dieu est du genre féminin en lamé. À cet effet, il était plus raisonnable de procéder par une adaptation de ce crédo chrétien, c’est-à-dire « père » (ba) devient « mère » (ya). 

Mais là encore, il peut se poser un autre problème. Car le terme « mère » peut prêter à confusion à Marie, la mère de Jésus Christ.

Ainsi, étant donné qu’Ifray signifie « celle qui est aux cieux », il sera judicieux de rendre « notre père qui es aux cieux » en « Ifray » tout simplement pour éviter la redondance. 

Proposition de traduction : « I in dan kǝ Ifray kǝ vari mǝni ni na : Ifraya, namba wǝ wa’ sôwâ daŋ’ mbra’ semɗe mǝŋ. (Voici comment vous devez vous adresser à celle qui est aux cieux : Déesse (Ifray), nous voulons que tous glorifient ton nom.)

2. Problèmes de traduction liés aux pronoms

Les problèmes de traduction liés aux pronoms sont présents à trois niveaux : au niveau des pronoms personnels, des pronoms possessifs et des pronoms démonstratifs. Dans cet article, nous nous focaliserons qu’au pronom personnel.

Dans la grammaire lamé, ce sont les pronoms personnels de la 2e et 3e personnes du singulier qui portent la marque du genre. Ainsi, qu’il soit un pronom personnel sujet, un pronom personnel complément ou un pronom personnel tonique, la traduction du pronom personnel lorsqu’ils désignent Ifray (Dieu) a été un véritable casse-tête pour les traducteurs de la Bible en lamé.

En lamé, le genre est exprimé à la deuxième personne du singulier « ha » (tu masculin) et « hǝŋ » (tu féminin) et à la troisième personne du singulier « mum » (il) et « ta » (elle).  Ce qui parait quelque peu différent en français ou il y a un seul « tu » pour désigner les deux.

Ainsi, nous avons constaté que le pronom personnel « tu » quand il est employé pour désigner Dieu a été masculinisé. Au lieu de « hǝŋ » (tu féminin) c’est plutôt « ha » (tu masculin) qui est employé. Pareil pour le pronom « mum » (il) qui est employé à la place de « ta » (elle).

3. Problèmes de traduction liés aux adjectifs

Les problèmes de traduction liés aux adjectifs englobent les adjectifs démonstratifs et les adjectifs possessifs. Dans cet article, nous allons uniquement illustrer avec les adjectifs possessifs.

Les adjectifs possessifs sont des mots qui modifient un nom et qui expriment l’appartenance à une personne ou à un groupe. Il s’accorde avec le nom (masculin/féminin, singulier/pluriel). 

Contrairement à la langue française, il se place toujours après le nom en lamé et s’accorde avec le possesseur et non avec le nom comme c'est le cas en français. Voici une parfaite illustration: 

Français

Grâces soient rendues à Dieu pour son don ineffable ! (2 Corinthiens 9:15)

Lamé

Mǝ gi soko ne kǝ Ifray kwane um mǝni swǝ cu gak kǝŋji mi! (2 Koriŋtǝ 9:15)

Dans ce passage, l’adjectif possessif de la troisième personne du masculin singulier « son », s’accorde avec le nom qu’il qualifie, c’est-à-dire « don ». Ce qui n'est pas le cas en lamé. Son rendu littéral « um » s’accorde plutôt avec le possesseur. Ainsi, le pronom possessif à employer pour le possesseur « Ifray » est « sǝ », adjectif possessif de la troisième personne féminin singulier. C’est dit que l’adjectif possessif « um » est incorrect dans ce contexte.

Proposition de traduction : Mǝ gi soko ne kǝ Ifray kwane sǝ mǝni swǝ cu gak kǝŋji mi ! (2 Koriŋtǝ 9 :15)

Glose de la traduction : Rendons grâce à celle qui est aux cieux pour son don qui ne finit jamais !

Pour une révision de la Bible en lamé

En réalité, Dieu n’est ni un homme ni une femme. Il est un être asexué. De même, toutes les religions s’accordent à donner à Dieu une image d’un esprit. « Dieu est un esprit ». Pourtant, comme l’affirme le professeur Mojola, traducteur biblique en de nombreuses langues d’Afrique de l’Est, les traducteurs et les exégètes ont donné l’impression comme si Dieu est du sexe masculin ou à l’image d’un être humain mâle. C’est en effet, une sorte d’idolâtrie parce que Dieu n’est pas un être humain. Cette représentation de Dieu dans nos langues n’est juste que métaphorique, figurative, symbolique et même anthropomorphique. 

De même, l’attribution dans nos langues d’un sexe à Dieu relève tout simplement de la perception et de la conception de la réalité du monde par ce groupe humain. C’est en fait, son idéologie.

En attribuant le sexe féminin à Dieu, l’homme Lamé par exemple estimait que seule une femme peut enfanter. Par conséquent, selon sa croyance, Dieu aurait créé les êtres humains pas par un coup magique ou par miracle mais par enfantement comme le font nos mères et sœurs. De même, l’autre raison est plus grammaticale. Selon la grammaire lamé, tous les noms des êtres inanimés sont féminisés. La mer, le montagne, l’arbre, la maison, le ciel etc. sont du genre féminin en lamé.

C’est ainsi qu’on dira toujours Igway ou Yagway (montagne), Ya’mbi (mer), Yagou (arbre), yabouwo (pluie) et les exemples sont exhaustives. Ce qui nous fait dire que le genre de Dieu n’avait pas été attribué par hasard par les ancêtres lamé, mais par soucis du respect de la grammaire de leur langue. Car Dieu est bel et bien inanimé.

Ainsi, nous réitérons notre volonté de voir une autre version révisée de la Bible en lamé, tenant compte de leur culture et de la grammaire de leur langue. Un Dieu féminin fera justice au peuple lamé.


Références :

- Mojola, A. O. (2018). Bible translation and gender, challenges and opportunities – with specific reference to sub-Saharan Africa. Verbum et Ecclesia. 39(1). Consulté sur https://verbumetecclesia.org.za/index.php/ve/article/view/1820/3488. 

- Mountchi Gilbert (2020), Genre et concept de Dieu dans la traduction du Nouveau Testament et des Psaumes en lamé, Mémoire de Master en traduction, ASTI, Université de Buéa.

- Venberg Rodney, (1971), The Female Deity in Translation (article online).


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⃰ Mountchi Gilbert est traducteur (anglais-français-langues africaines), rédacteur web, réviseur et relecteur. Il mène de nombreuses recherches sur la langue et culture lamé.


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